DE MÉMOIRE

 

Poli Wilhelm

2022

Rendue à la deuxième année de la maîtrise en arts visuels et médiatiques à l’UQAM,

 le projet que je présente sera l’aboutissement de mes recherches, débutées autour de 

mon histoire personnelle, et celle de mes grands-parents, des juifs immigrants sauvés de 

la Seconde guerre mondiale pour s’installer à Buenos Aires, ma ville natale, et y bâtir une 

usine textile. Immigrante à mon tour, les anciennes photos de famille figurent parmi le peu

d’objets que j’ai transportés dans mes bagages. C’est là le début de ce projet : d’une part 

l’émerveillement del’enfance, et, d’autre part, le silence des survivants et des morts 

qui n’auront pas eu la possibilité de fairetranscender leur histoire.

Des images précaires et volatiles qui nous parlent de l’émerveillement de l’enfance et des vestiges de la mémoire; de ce qui reste de nos souvenirs lorsque l’on ne reconnaît plus l’origine du détail. 

Ce travail avec le détail et l’image fragmentée m’a menée à découvrir les écrits d’Erika Wicky, pour qui la réelle connaissance d’une chose par le simple regard implique son observation dans les moindres détails. Paradoxalement, de ce regard rapproché émerge une fragmentation de l’objet nous confrontant au choix de la bonne distance : plus notre attention est portée sur le détail dans le but de « connaitre » un objet, moins on peut avoir un point de vue général. Cette dichotomie est au centre des réflexions de Wicky. Je m’intéresse particulièrement à l’idée que le détail se présente comme une « liberté de choisir et d’isoler des éléments du réel pour les faire rentrer dans le récit ».


Par un temps de travail trés long et introspectif, j’ai l’impression de pouvoir me rapprocher d’une mémoire ancestrale et intangible, de commémorer et de rendre visible le passé, par ces traces d’image qui s’entremêlent en créant des trames et des motifs, parfois inspirés du textile, parfois évoquant des pixels. 

 

               Que ce soit par le regard de l’infiniment petit comme par la vue d’ensemble, ces images brouillées, photographies familiales déformées, évoquent l’instabilité des souvenirs, qui, par l’accumulation de couches et de fragments d’histoires, constituent ce qui est notre mémoire.

 

"Maravillosa vida que hace lo que quiere con la trama de nuestra historia" (Muro, 2023)

 

Les photographies que j’utilise racontent peu de ma famille. Bien que j’aie un rapport intime avec elles, ce ne sont que des instants figés sur papier. Ainsi, l’effacement des détails dans les photographies par la trame que je leur impose leur donne un caractère impersonnel; par ce procédé, se créée la possibilité de réécrire et de commémorer des histoires, à l’instar de la mémoire qui construit des récits incertains et altère le passé. Un récit intime estompé par le temps, qui se désagrège et se reconfigure constamment.

 

Dans ma pratique, je m’intéresse à la matérialité et à la qualité communicative de la couleur et à la nature subjective des multiples dialogues possibles entre forme et couleur. À travers des manipulations numériques, picturales et d’impression, et par l’entremise de contraintes processuelles, je cherche de manières de la travailler pour la redécouvrir au moyen d’un langage abstrait.

Dernièrement, j’ai plongé dans des recherches formelles et conceptuelles déclenchées par le détournement des matériaux : je réalise des explorations à partir de matériaux imprimés d’archive, datant d’une autre époque, tels de vieux catalogues, d’anciennes cartes postales ou d’images photographiques d’archive, dans le but de signifier et créer des dialogues entre la couleur, le temps et la mémoire.

Ainsi, je trouve des manières inattendues de dévoiler la présence du passage du temps, que ce soit de façon matérielle ou symbolique, par la création d’images qui renvoient à des temporalités multiples.

 Voir et revoir les images, lire et relire pour comprendre que la fin ressemble au commencement, qu’on n’y connait pas grand-chose, qu’on ne peut que recommencer (Dragon, 2018).

Accéder à l’histoire par les ruines, ces empreintes parfois imperceptibles qui restent des évènements : je ne peux que m’approprier des traces ancestrales afin de construire un nouveau récit. 

Une structure où les traces peuvent s’accumuler à l’infini : l’histoire est organisée par la grille, ou, comme le dit Rosalinde Krauss, « telle que nous la concevons habituellement, l’histoire implique, d’une part, des liens entre des évènements situés dans le temps, et d’autre part, l’idée que le changement est inévitable, au fur et à mesure que nous passons d’un événement à un autre; elle implique aussi l’effet cumulatif du changement qui est lui-même qualitatif, de sorte que nous avons tendance à considérer l’histoire comme un développement » (Krauss,1981).

 

Imprimer la forme à une durée, c’est l’exigence de la beauté mais aussi celle de la mémoire. Car ce qui est informe est inaccessible, immémorial" (Kundera, 1997)

Par ses écrits, Didi-Huberman me fait réfléchir à l’objectivité des souvenirs. Selon lui, ceux-ci ne sont pas des copies conformes de la réalité, mais des constructions réminiscentes de ce qui est donné à voir par des documents ou par des images, jumelé à ce qui n’est pas visible (hors-champ). « Tout se juge sur la façon dont chacun, bribes à l’appui, organise, perlabore, et remonte le temps de l’histoire » (Didi-Huberman, 2014, p.17). J’ai ainsi la possibilité de construire à partir de lambeaux de récits, de souvenirs et d’images que j’amasse, des éclats d’histoires familiales mêlés au récit de l’Histoire.