Entre deux chaises
Une exploration artistique du "re-" comme opérateur de la vie quotidienne.
Mon projet s'intéresse à la transformation du soi au travers d’une philosophie inspirée du « re- », un préfixe qu’on place habituellement devant un verbe pour en changer son sens. Il permet, comme le mentionne Weill (2009), d’aller au fond des choses:
Nous verrons que notre préfixe permet à l’homme dans la langue, pour citer Benveniste, de regarder de haut le procès du verbe et d’agir sur lui et de le diriger, vers l’arrière, à nouveau, de le déplacer, de le faire rebondir, de l’échanger, de marquer une certaine intentionnalité (qui peut aller jusqu’à la satisfaction complète ou à l’échec programmé, et c’est ce qui a été compris comme un sens intensif), de faire dupliquer le procès par un autre sujet, et si l’on va trop loin au fond des choses, de l’annihiler. (Weill, 2009)
Le re- me permet d’aller au fond de mes inconforts et de mes attirances. Je pense notamment au malaise que j’éprouve face à la consommation; à l’hésitation et au doute qui m’envahissent lorsque je dois me procurer ou me débarrasser de quelque chose; à mon attirance pour les objets trouvés; et à mon intérêt pour des pratiques qui échappent à l'économie telle qu'on la connait. Le re- me confronte à la relation que j’entretien avec la création et, tout comme Colas-Blaise et Tore (2021), il permet de questionner le culte de la nouveauté:
L’art a-t-il exploré le paradoxe sans fond du nouveau : le nouveau est un déplacement de ce qui est déjà-là. Il est le monstre révélé candidement par l’expression française à nouveau : ce qui est nouveau puisqu’il se répète. (Colas-Blaise et Tore, 2021)
Mon projet est le récit d’une transformation personnelle, mais aussi un reflet des pratiques culturelles et des valeurs collectives telles qu’elles s’inscrivent dans la consommation et dans la production. Je m’intéresse à comment on perçoit, mesure et évalue la valeur des choses. Appuyé par la pensée de Brian Massumi (2018), je propose qu'il faille chercher à percevoir la valeur d'actes de nature fondamentalement qualitative. Dans ma pratique en arts visuels, mais aussi dans celle que j’ai comme consultant en entreprise, je m’intéresse de plus en plus à des modes d’actions inspirés du don, de l’entretien, de la réparation, de la répétition, de la rencontre, ...
Chapitre 1 : Redomestiquer
Je commence la maitrise à recueillant un fauteuil jeté. Malgré ses signes d’usure évidents, il semble de bonne qualité. Je me demande d’où il vient, quelle place il prenait dans la vie de ses propriétaires, et pourquoi on a décidé de s’en départir. Le processus de domestication (Sylverstone et al 1990, Hebrok 2010) est celui par lequel on adopte et attribue une place aux objets dans nos routines, on renouvelle constamment leur sens et leur utilité, et finalement comment on laisse ce sens s’effriter jusqu’à ce qu’ils sortent du domicile. En rescapant et en restaurant cet objet, j’ai pu faire la rencontre d'artisans et me familiariser avec les aspects matériels, techniques et éthiques de la restauration. Le retour subséquent du fauteuil à ses propriétaires m’a permis de comprendre la valeur émotionnelle que l’objet avait pour ses propriétaires et les raisons pourquoi il a été jeté.
Chapitre 2 : Réparer
Une chaise antique récupérée dans le quartier entre dans ma vie alors que mon système immunitaire affaiblit par la chimiothérapie m’empêche de trop sortir de la maison. J’en prends soin, j’enlève son vernis âgé, et je la répare avec du plâtre. L’utilisation de techniques empruntées à la sculpture change la forme et la fonction de l’objet, à la manière d’une restauration dynamique (Sennett, 2008). Les traces visibles de mes interventions, du temps, et des techniques non conventionnelles font émerger la charge affective de l’objet qui a aussi su prendre soin de moi.
Chapitre 3 : Rescaper
L’automne dernier, j’ai pris possession de 130 chaises d’école en bois et en métal, elles que j’ai transportées affectueusement et trop souvent avec moi entre l’église ou je les ai ramassées, l’atelier de fabrication de meuble où je les entreposais, et maintenant chez moi. Une fois récupérés, les meubles jetés deviennent un problème qui doit outrepasser la responsabilité personnelle et devenir un enjeu pour la société et les institutions publiques. Je ne sais pas quoi en faire. Mon projet actuel consiste à trouver différentes façons de réintroduire ces chaises dans l’économie, morale ou économique, tout en représentant la matérialité du problème éthique dont nous sommes tous responsables.
Chapitre 4 : Rénover
Je rénoverai bientôt ma maison. Déjà, nous faisons face à des décisions importantes : Est-ce qu’on démolit tout pour refaire à neuf? Comment peut-on conserver les aspects historiques de la maison? Est-ce qu’on va perdre le caractère unique de la maison? Au cours du projet, je dresserai le récit des décisions et hésitations menant à la rénovation d’un bâtiment. La restauration de la Stony Island Bank (Theaster Gates, 2016) est la preuve qu’il est possible d’améliorer les choses sans avoir à effacer ce qui existe déjà. Rénover, c’est se reconstruire, c’est questionner qui ont est vraiment.
Références:
Gates, Theaster. (2016-Aujourd’hui). Dorchester Industries. Chicago. https://www.dorchesterindustries.com
Massumi, B. (2018). 99 theses on the revaluation of value : a postcapitalist manifesto. Minneapolis : University of Minnesota Press.
Sennett, R. (2008). The craftsman. New Haven : Yale University Press.
Tore, G. M. et Colas-Blaise, M. (2021). «Re-» : répétition et reproduction dans les arts et les médias Éditions Mimésis.
Jeandillou, J.-F. o. et Weill, I. (2009). Re- dans tous ses états, un « préfixe » marquant l’aspect implicatif. Linx, (60), 119-140. doi: 10.4000/linx.705
