Croissance à formes arrêtées, 2021-22

Bioplastique et fil de laine

Croissance à formes arrêtées (détail), 2021-22

Bioplastique et fil de laine

Projet de recherche-création : Entres-formes


Mon travail en sculpture progresse par une continuelle tension entre l’expérimentation libre de la labilité de matériaux inusités et l’expression de formes biomorphiques. Ma recherche a comme thème la nature et ses transformations. C’est par un imaginaire qui joue avec la correspondance des formes de la nature que des formes biomorphiques émergent. Par ailleurs, mon attirance pour certains matériaux me place régulièrement dans un état d’instabilité où l’expérience se situe entre un laisser-aller de la matière et une prise de contrôle progressive sur la forme.

Parce que cette façon de produire induit une série d’essais-erreurs, je me sens coincée entre la nécessité de construire des « d’objets » et l’angoisse face au gaspillage des matériaux. Il consiste donc, dans ma recherche-création, de réfléchir sur les tensions entre matériau et forme, puis de tenter de résoudre, en partie, le conflit entre production et économie du matériau.

Mon expérimentation de la matérialité comprend différents procédés, dont la collecte et le bricolage. Mes actions rejoignent la pensée de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss avec son concept du bricolage dans lequel « Le bricoleur opère à l’aide d’un répertoire dont la composition est hétéroclite [en incluant] des résidus de constructions et de destructions [comme] différents « moyens du bord ». (Swynghedauw, 2012, p.8) Il y a de l’errance dans la collecte, et, surtout dans l’action de bricoler où je joue à construire, déconstruire et reconstruire. Par leur esthétisme et leur fragilité variable, les fragments d’animaux et de végétaux sont particulièrement des matériaux vibrants pour moi.1

Par ailleurs, le bioplastique, est devenu, par sa propriété d'être polyphasique cyclique, le principal matériau. Le bioplastique, à la fois instable et très polyvalent, m’a poussé à prendre un rôle semblable à l’alchimiste. À l’image du travail de ce dernier, en éprouvant le matériau, j’observe ce qu’il « peut faire ». J’explore les compossibilités2; c’est-à-dire les combinaisons ouvrant sur de nouveaux potentiels. Je teste des variantes dans sa composition afin de l'altérer. Puis, j’explore les agencements avec d’autres matériaux collectés.

J'ai découvert des qualités du bioplastique qui ont transformé ma pratique. Des techniques de travail se sont imposées tels que l’accumulation de fragments, le travail en suspension et le geste de nouer. Tranquillement, il s’est opéré un transfert dans lequel l’interprétation du sujet n’est plus dans la représentation, mais dans un faire permettant l’émergence des formes. S’ensuit un effacement des frontières entre processus et sujet, entre technique et représentation.

C’est par une lecture « morphogénétique »3 du travail avec la matière que je perçois davantage mon projet comme étant une continuité de la Nature. La matière est constamment en mouvement dans la nature et c’est par la relation dans laquelle il y a des rapports de force que tout passe par un enchaînement de transformation. Être en relation avec la matière continue cet enchaînement transformationnel. En correspondant avec les matériaux, il y a « prise de forme », et non « mise en forme » de l’idée. « Le matériau n’est pas une idée fixe, mais un élément en devenir. » (Ingold, 2017, p.41) De cette perspective, il n’y a plus d’opposition entre matériau et forme, entre forme et contenu, entre nature et culture.

Le rapport que j’entretiens avec la matérialité résonne avec le travail de certains artistes de l’arte povera et du postminimalisme. Je crois, que cette approche de la matérialité est intemporelle : c’est une tentative de provoquer une correspondance entre son corps et les matériaux pour appréhender les transformations du monde qui nous sont invisibles. D'autre part, je perçois cette filiation artistique par rapport au rôle que Georges Bataille a donné au mot informe : c’est-à-dire un mot comme une besogne qui ne retient aucun sens figé. La « besogne » de l’informe est une attaque à la pensée dualiste, qui fonctionne par opposition et à la pensée logique qui fonctionne par classification. Au niveau de la pratique, il s’agit d’exercer un art qui ne s’adresse pas seulement au sens de la vue, mais surtout à l’intelligence du corps. Et, indirectement, cela déloge l’humain qui s’est érigé au-dessus de la nature afin « d’horizontaliser » une vision du monde.

D’ailleurs, la « besogne » de l’informe qui s'incarne dans la pratique est une extension du désir de me libérer moi-même d’une pensée logique et antinomique. En fait, à travers les actions et les rêves, dans mon projet de recherche-création, il y a cette quête d’une conciliation entre vie et mort. Je rêve de mes origines pour accepter ma mort en devenir.

Pour l’instant, j'anticipe le projet d’exposition final comme une exploration de l’installation. Il s’agira d’accumuler dans l’espace une série de sculptures aux dimensions variables, mais comprenant une répétition de la forme tubulaire et de la structure par réseaux qui évolueront au gré du travail. Je visualise un travail à l’image d’une « nature bricoleuse » telle que définit par le biologiste François Jacob : dont « [l’évolution] se comporte comme un bricoleur qui […] modifierait lentement son travail […] coupant ici, allongeant là, saisissant chaque opportunité de s’adapter progressivement à son nouvel usage. » (Swynghedauw, 2012, p.14)

 

Bibliographie :

Arnaud, J., Bernard, J., Bodea, S., Briggs, P., Caubit, X., Morizot, B., Pic, S. (2017). Biomorphisme : Approches sensibles et conceptuelles des formes du vivant. (Argumentaire) Consulté à l’adresse : https://biomorphisme.hypotheses.org/argumentaire-scientifique

Bachelard, G. (1942). L'eau et les rêves : essais sur l'imagination de la matière. J. Corti.

Bataille, G. 1929. Informe. Documents 7 (Décembre 1929)

Bois, Y.-A., Krauss, R. E., & Centre Georges Pompidou. (1996). L'informe : mode d'emploi. Centre Georges Pompidou.

Didi-Huberman, G. (2008). La ressemblance par contact : archéologie, anachronisme et modernité de l'empreinte (Ser. Paradoxe). Les Éd. de Minuit.

Hustvedt, S. (2016). Les mirages de la certitude : Essai sur la problématique corps-esprit (C. Le Boeuf, trad.). Arles : Actes Sud ; Montréal : Leméac.

Fleury, V. (2017). Les tourbillons de la vie : une simple histoire de nos origines. Les éditions Fayard

Ingold, T. (2017). Les matériaux de la vie. Socio-Anthropologie, 35, 23–43.

Jamet-Chavigny Stéphanie, Levaillant Françoise, Meats, S., & Centre André Chastel. (2011). L'art de l'assemblage : relectures (Ser. Collection "art & société"). Presses universitaires de Rennes.

Jullien, F. (2009). Les transformations silencieuses : Chantiers, I. Éditions Grasset & Fasquelle.

Le Mens, M. (2006). L'oeuvre comme sécrétion corporelle: les noeuds d’Eva Hesse. Perspective historique. Actes du colloque international. Projections : desorganes hors du corps. (13-14 octobre 2006). Musée d’Art Contemporain du Valde-Marne. p. 37-47

Menger, P.-M. (2009). Le travail créateur : s'accomplir dans l'incertain (Ser. Hautes études). Gallimard.

Swynghedauw. B. (2012). L’Évolution biologique, un superbe bricolage, Bibnum.

 

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Croissance (détails), , 2021-22

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