About this exposition
Jimmie LeBlanc | Independent composer, CA
Day 3, 11 November, Orpheus Concert Hall, 15:30-16:00
La sémiotique des arts non-discursifs telle que développée par Deleuze, notamment autour de la peinture de Francis Bacon, repose sur des concepts qui semblent tout désignés pour aborder le fait éminemment non-linguistique et sensible de la musique, et ce, tant du point de vue de la composition que de l’analyse. Ainsi, de même que la peinture sait se faire figurative, abstraite ou matérielle, la musique sait s’organiser de manière plus ou moins discursive (« optique ») ou expérientielle (« haptique »). Par exemple, une sonate classique repose sur une structure formelle fortement narrative (cf., Byron Almén). À l’inverse, les trames microtonales d’un Giacinto Scelsi s’offrent davantage sur le mode expérientiel. Entre optique et haptique, en passant par l’abstraction, la sémiotique du philosophe français rejoint en plusieurs points l’idée d’art comme expérience (cf., Dewey, Shusterman), et nous permet une meilleure compréhension des esthétiques qui se tiennent à distance du discursif pour attirer notre attention sur ce qui fait heccéité dans l’œuvre musicale. Au milieu d’une tradition reposant largement sur l’art de la rhétorique (formes baroques et classiques), sur l’emprunt de métaphores extra-musicales (peinture du mot à la Renaissance, poème symphonique), de modèles empruntés à la science (Iannis Xenakis, musique spectrale), la possibilité d’une musique non-discursive requiert la création de cadres théoriques et conceptuels qui permettent d’en approcher le matériau sans l’assimiler indûment aux formes et modèles du discours fonctionnant sur le mode de la représentation.
En tant que compositeur, cette réflexion nous a amené à développer un paradigme compositionnel où la musique peut être pensée selon les termes d’une sémiotique des arts non-discursifs, notamment à travers les concepts originaux de figures et de textures performatives (au sens d’événements sonores qui « performent » plutôt qu’ils ne « racontent »). Empruntant ouvertement à la figuralité deleuzienne, ces concepts, accompagnés d’un certain nombre de stratégies compositionnelles, nous permettent de concevoir le matériau musical comme « capture de forces » et de l’organiser selon une « logique de la sensation », et ce, en dehors de tout projet de nature discursive ou narrative. Suivant la dynamique du précurseur sombre, c’est entre les pôles de l’intuition et de la pensée organisatrice qu’il y a fulgurance de la figure sonore ; dès lors, il s’agit de créer un espace conceptuel où l’heccéité musicale peut surgir des profondeurs de la sensibilité et être organisée selon des critères qui en préservent la nature immédiate, sensible et non-discursive, c’est-à-dire non-prédéterminée par la pensée.
Lors de cette présentation, nous illustrerons cette sémiotique musico-figurale à l’aide de notre quatuor à cordes Géométries de l’abîme (2014), et nous élargirons la portée de notre cadre théorique en abordant deux autres œuvres pour la même formation : In Vivo (2007–2010) de Raphaël Cendo (France), et The Restoration of Objects (2008) de Timothy McCormack (USA), deux compositeurs dont le travail, s’il ne se réclame pas ouvertement de la philosophie deleuzienne (McCormack), s’y inscrit en fort rapport de résonance (Cendo).