Dans mon projet de création, je m'interroge sur la question du «prendre soin». En tant que survivante du cancer du sein, mon corps est traversé par l'expérience singulière d'avoir à vivre avec cette maladie chronique. Cette expérience m'a fait prendre conscience d'une désormais santé perdue et de l'état de fragilité qui habite mon propre corps, transformant par la même occasion mon rapport aux lieux, aux choses, aux personnes et à la spiritualité. Cette situation m'amène à me questionner s'il est possible d'inclure la dimension du soin dans le domaine artistique et de quelle façon il pourrait y être conviée ?
Je questionne aussi l’approche médicale employée par les spécialistes en soins de santé, notamment pour le cancer du sein, puisqu'elle est agressive et interventionniste, et qu'elle néglige la dimension préventive et le traitement de la personne dans sa globalité (corps/ esprit). Aussi, dans le système médical occidental, le médecin porte l’entière responsabilité de la prise en charge du patient. Cela a pour conséquence d'empêcher un réel échange entre le patient et son médecin, et contribue à neutraliser le consentement éclairé du malade et son désir de s'informer et de s'impliquer. J’ai quant à moi choisi de combiner les traitements usuels avec d’autres pistes de guérisons alternatives, plus holistiques.
Afin d’apaiser les blessures et les maux, j’ai confectionné des pansements «magiques» à partir de textiles et des matériaux fragiles. Ces objets doivent être manipulés et appliqués sur le corps des visiteuses et des visiteurs pour que se manifeste leur efficacité sensorielle. Ces pansements sont ici des objets symboliques : ils font référence aux éléments naturels avec lesquels nous sommes en relation, aux bienfaits physiques et mentaux qu’ils nous procurent.
Mon agentivité se manifeste en développant des connaissances sur les plantes médicinales, en les partageant, en les faisant circuler dans l’espace social, en créant des espaces de soin collectifs et des rituels artistiques. Mon intention est de proposer des espaces artistiques de résonance entre les vivants pour renverser la culture de la « mise à distance »(Starharw, 2015).
Mes investigations prennent, parfois, la forme de promenades, dans lesquelles j’identifie et je procède à la cueillette de plantes médicinales et d’éléments naturels. Pour ce faire, je me suis confectionnée une robe qui me permet d’être en contact direct avec les plantes fraîchement cueillies, les matières et leurs énergies. Je documente ces expériences en photographies, textes et/ou dessins.
Les objets de ces collectes me servent à fabriquer des herbiers, des teintures mères, des macérats d’huile, des tisanes, de l’eau florale ; certains seront aussi utilisés comme offrandes dans des rituels de soin artistiques.
La figure de la sorcière occupe un rôle important dans ma pratique. À cet effet, l’ouvrage Rêver l’obscur : Femme, magie et politique (2015) de Starhawk m’interpelle grandement, car il déploie une pensée écoféministe qui tente de relier la figure de la sorcière, le spirituel et le politique. Nous sommes dans une culture en retrait du monde naturel, de la « mise à distance », aliéné·e·s des cycles de la terre et du lien communautaire avec l’environnement non-humain et humain (Starharw, 2015). Avec cette aliénation vient un affaiblissement du pouvoir des individu.e.s et de leur véritable capacité d'échange au sein de la société. Ainsi, la figure de la sorcière représente une façon d'activer mon pouvoir féminin afin de m’affranchir des normes patriarcales qui me contraignent et de me guérir de mes blessures.
Pour l’exposition finale de maîtrise, il s’agira de poursuivre le développement de mon projet Carespace #1 (2022). L'autrice Joan Tronto s'est interrogée sur le care dans l'ouvrage Un monde vulnérable: par une politique du care (2009). L’autrice, revendique notamment la mise en pratique du care dans le quotidien des relations humaines, des personnes et des sociétés (Tronto,2009). Elle suggère de cultiver une autre culture relationnelle : celle de se sentir concerné par le monde qui nous entoure et à participer activement au travail du care de différentes manières continuellement. Mon projet s’inspire donc de la pensée de Tronto et cherche à créer des conditions privilégiant les relations intersubjectives fondé sur l’attention et le soin.
L’installation Carespace #1 (2022) a été réalisé en collaboration avec Charles-Antoine Fréchette. Elle a été conçue comme un espace d’hospitalité offrant un moment de répit et de bien-être loin de l’agitation afin de prendre soin des autres, de soi et du vivant à travers une expérience artistique. Les visiteuses et visiteur sont invité.e.s à parcourir l’espace, à interagir avec les différents éléments vivants et non-vivants qui s’y retrouvent. De plus, l’œuvre sollicite les cinq sens. On peut écouter une bande audio binaurale qui entraîne l’auditrice et l’auditeur, en position allongée, à vivre une expérience contemplative et apaisante à travers un territoire sonore concret. On peut faire un parallèle avec le travail de la compositrice Hildegarde Westerkamp. À travers ses pièces, Westerkamp emmène les personnes dans des « promenades sonores » pour stimuler une écoute consciente.
Le travail d'argile en atelier fait également appel à un aspect thérapeutique dans ma pratique : la lenteur, la présence, le geste et la mémoire de la terre. Elle rappelle le lien avec la terre, mais évoque aussi pour moi les cataplasmes d’argile que je me faisais lors de mes traitements contre le cancer du sein. C’est aussi une autre façon, pour moi, de valoriser les savoir-faire artisanaux et à rejeter la dichotomie entre l’art et l’artisanat.
Dans le désir de trouver une plus grande autonomie corporelle et psychologique, je souhaite me (ré)approprier les savoir-faire médicinaux botaniques et holistiques des femmes. Mon processus de création est donc quotidiennement nourri par l’apprentissage de ces savoirs, afin de contribuer à leur transmission. Je fais ces recherches à travers divers ouvrages, la fréquentation de cercles de partage entre femmes ou bien d’échanges entre sœurs sorcières, et par l’entremise d’expériences personnelles en immersion dans la nature. C’est en entrant en contact avec la nature, en observant ces cycles , ces saisons, et les particularités de chaque espèce que je tisse davantage de lien avec elle. Je me demande comment il est possible d’élaborer des formes de collaborations artistiques interespèces permettant de conjuguer art et soin ?
Dans ma pratique, j'accorde autant d'importance au processus de création qu'à la production d'un objet final. C'est pourquoi, mon projet est alimenté à même l'existence par un va-et-vient entre l'art et la vie. C'est à travers une forme de documentation auto-ethnographique ( textes, photos, vidéos) et d'un point de vue situé que j'exprime mes réminiscences liées au traitements médicaux. La pratique régulière de la méditation m'accompagne dans le processus ainsi que des rituels performatifs d'auto-soin.
La designer Serina Tarhanian s’intéresse aux pratiques de santé collaborative et alternative. Elle a réalisé des outils qui servent à créer des rituels d’échanges microbiotiques qui facilite une expérience sensorielle et de guérison. J’envisage aussi de mettre en place au sein de mon installation des cercles de partage collectif et des rituels afin de transmettre des savoirs botaniques et holistiques concernant les plantes médicinales. Je suis également influencé par le travail de Massimo Guerrera qui explore la relation entre le corps et l’esprit, l’artistique et le spirituel à travers l’installation. De plus, il convie les visiteuses et visiteurs à participer à différents rituels qu’il met en place au sein de l’espace d’exposition.