on sugère l'infini mais aussi le pas encore commencé : L'infime


Maxence Croteau

Dans un contexte de production, de circulation et de consommation d’images devenues à peu près ubiquitaires, ma pratique du dessin propose des surfaces densément investies qui traduisent visuellement des contenus structurés, discriminés et hiérarchisés par des systèmes classificatoires. Dans mon projet de maîtrise, je me distancie de ma démarche usuelle avec une nouvelle méthodologie de création en employant un médium différent, soit la photographie et l’image numérique imprimée.  


Nous vivons, pensons et travaillons avec des abstractions contingentes qui réduisent la complexité et l’exhaustivité du réel afin de le découper en parties appréhendables et manipulables. Dans mon travail de maîtrise, mon objectif est de penser et d’appréhender la bibliothèque des arts de l’UQÀM avec, non pas des mots (régime littéral), mais plutôt avec les images (régime figural) qu’elle recèle. Suivant le legs de Rober Racine qui travaillait par l’exhaustivité une entité (dictionnaire) entretenant des rapports de classification, de connaissance et d’ordonnancement avec la complexité du monde, je condense toute la bibliothèque des arts de l’UQÀM en un livre imagé surdimensionné. 


Partant du premier livre de la première tablette de la première étagère, je photographie au hasard1 une image contenue dans ce livre avec un objectif macro. Je répète l’action de façon systématique pour tous les livres, toujours en ne prélevant qu’une seule image par livre et en suivant leur ordonnancement dicté par le système de classification LCC2. Voué à une forme d’athlétisme de l’incomplétude, mon corps performe un protocole chargé de révéler les images qui sont ensuite juxtaposées, déhiérarchisées et densément rassemblées par pages alliant une forme visuelle du savoir avec une forme savante du voir.  


Partiellement héritier du « Livre » de Mallarmé, ce travail est aussi une manière de reconduire le pari de l’atlas d’Aby Warburg en proposant une relecture d’un monde (la bibliothèque) par l’image afin de montrer sa richesse infinie sans prétendre l’épuiser. Rompant avec le cadre d’intelligibilité épistémique usuel d’une bibliothèque, les images qui l’habitent nous offrent une forme de savoir sensible, lacunaire et foisonnant qui permet d’appréhender sa complexité tout en ouvrant des possibles imprévisibles. En dépit du fait qu’il soit impossible de montrer l’infinie complexité de n’importe quelle entité, mon travail cherche à témoigner de la complexité d’une bibliothèque en l’appréhendant de manière infime et exhaustive afin d’en révéler, sous une forme livresque exubérée, sa richesse inépuisable.  


Invitant au feuilletage, l’espace d’exposition prévoit la monstration du livre ouvert posé à plat sur une table empruntée au mobilier de la bibliothèque. Placé au bout d’une suite d’étagères métalliques vidées de leur contenu, le livre condense une richesse imagière finement feuilletée et presqu’infiniment détaillée qui, métaphoriquement, tient lieu de toute la bibliothèque. Contraignant notre motilité et notre regard dans la pièce, les étagères alignées en rangées parallèles qui nous y mènent permettent d’incarner la structure institutionnelle classifiante qui segmente l’espace intensément strié3 de la bibliothèque. Loin de chercher à résumer son foisonnement, l’ouvrage hétérotopique entraperçu entre les tablettes nues l’exacerbe au contraire en nous révélant sa complexité et sa richesse qui, même infimes, restent absolument inexhaustibles.


 

1 La modalité de l’échantillonnage retenue peut être qualifiée de stochastique, soit, partiellement due au hasard. Hasard dans
le feuilletage qui me fait m’arrêter sur la première page imagée venue et, hasard du punctum me poignant parmi les images
se rivalisant l’espace sur une page.
2 Library of Congress Classification
3 Espace référencé, compartimenté, balisé, « […] répartit suivant des intervalles déterminés ». (Deleuze et Guattari. (2013).

Mille plateaux. Éditions de Minuit. p. 600)