ARTISTES:
ANNIE AUGER, CLAIRE BURELLI, OCÉANE BUXTON, PIERRE-OLIVIER DÉRY, FENYX FLORENTINY, NATHALIE GUILLOUX, ALEX HALLÉE, LAURENCE LAPOINTE-ROY, NICK MA, GIUSEPPE MASIA, PIERRE-ÉTIENNE MASSÉ, DENIS McCREADY, SAMUEL MERCURE, FATIMA-ZOHRA OUARDANI, JULIE PASTORE, GABRIELLE TURBIDE, MARIE-PIER VANCHESTEIN
INVITÉS:
MAGALI BABIN, JACYNTHE LORANGER, MICHÈLE MAGEMA, LUCIE ROCHER, RIHAB ESSAYH
Dans le cadre de la maîtrise, je me suis intéressée aux mouvements collectifs et au principe d’émergence, en basant ma recherche sur la création d’une agrégation de bancs d’expositions robotisés qui tentent par un mouvement commun de s’émanciper de l’espace de la galerie.
D’abord, l’agrégation est un principe de comportement de groupe qui constitue la première forme de sociabilité d’une espèce. Il s’agit de la capacité qu’ont les parties d’un groupe à communiquer entre elles de l’information visuelle, auditive, tactile ou chimique afin de générer des solutions et d’établir un mouvement collectif. Sans meneur ni trajectoire prédéfinie, leur déplacement repose sur un principe d’alignement et d’évitement, où chaque fluctuation individuelle influe sur la dynamique du groupe.
Ainsi, dans Les bruissements du groupe s’inventent en se dérobant, des bancs d’exposition s’animent dans la galerie en s’inspirant de ce comportement d’agrégation. Dans l’espace d’exposition, trois routeurs Wifi répartis stratégiquement permettent aux bancs de situer leur position relative. Chaque banc envoie continuellement ses coordonnées et reçoit celles des autres, ajustant son déplacement en fonction de ces échanges. Leur mouvement repose sur un principe d’essais et d’erreurs : lorsqu’un banc se rapproche d’un autre, il maintient sa direction ; s’il s’éloigne, il modifie sa trajectoire pour tenter une nouvelle approche. Dans cette quête intuitive, ils cherchent à s’agréger, se rapprochant progressivement les uns des autres tout en convergeant vers la sortie de la galerie. Le bourdonnement de leurs moteurs accompagne cette tentative d’émancipation, créant un murmure collectif construit non pas sur la parole maitrisée, mais sur une oscillation constante entre l’affirmation et l’écoute. Dans mon approche, la programmation devient un terrain d’expérimentation poétique : comment des règles abstraites peuvent-elles produire des mouvements qui semblent animés d’une intention ?
Pour ce faire, ma recherche s’ancre dans des réflexions théoriques sur les objets à comportements (Emanuele Quinz) et le design critique (Anthony Dunne et Fiona Raby). Je porte mon attention sur des objets qui, loin d’être passifs, semblent réagir à leur environnement, développant une forme d’agentivité propre. Dans mon projet, les bancs ne sont plus de simples éléments de mobilier figés dans une fonction utilitaire, mais des entités dynamiques traversées par des logiques de mouvement et de relation. En s’agrégeant, en bifurquant, en hésitant, ils participent à une expérience en perpétuelle transformation, où les visiteur·euse·s ne peuvent anticiper totalement leurs déplacements.
Contrairement aux systèmes robotiques contemporains, optimisés pour l’efficacité, la rapidité et la précision, les bancs fonctionnent selon une logique inverse : ils hésitent, prennent leur temps, semblent parfois refuser d’agir. Leur lenteur et leurs moments d’inaction créent une tension qui oblige le spectateur à attendre, à observer autrement. Alors que la robotique est souvent perçue comme froide et ultrarapide, mes bancs introduisent une autre temporalité, plus organique, presque récalcitrante.
Ici, les bancs ne se contentent plus d’accueillir le·la spectateur·trice : ils deviennent des corps mouvants, des acteurs autonomes qui échappent aux règles établies de l’espace de la galerie. Ils ne servent plus à structurer l’expérience des personnes présentes, ils la déjouent. Dans la perspective du soulèvement des bancs, les objets électroniques ne sont plus considérés seulement comme « intelligents », mais ils « rêvent » aussi. Cet écart est ce qui leur confère une forme d’existence propre : ils deviennent des créatures d’exposition, non plus seulement exposées, mais en quête d’une issue.
Ainsi, les bancs, bien que vraisemblablement autonomes, fluctuent au gré des déplacements des autres dans une négociation permanente, où chaque ajustement individuel influe sur l’ensemble du groupe. Dans cette danse mécanique, chaque variation de trajectoire est une tentative renouvelée de comprendre où l’autre se trouve et d’éprouver une liberté qui leur échappe. Ce soulèvement subtil et organique s’inscrit dans une poétique du déplacement et de la dissidence douce.
J’explore la manière dont un groupe peut exister et évoluer dans un espace donné, en interrogeant notre rapport aux structures qui nous entourent. Ces bancs peuvent-ils s’affranchir du cadre qui les définit ? À travers cette mise en scène, j’aime repenser les liens qui unissent un collectif et les espaces qu’il habite.
Ce faisant, les réflexions de Vinciane Despret, qui explore la manière dont les oiseaux cohabitent et interagissent avec leur environnement, ont nourri ma recherche. Elle met en avant une écologie du vivant où les relations entre individus et milieux sont en perpétuel ajustement. En examinant les stratégies d’habitation et d’adaptation des oiseaux, elle met en lumière leur façon de négocier les espaces partagés, ouvrant ainsi une réflexion plus large sur nos propres manières d’habiter le monde. Cette approche nous invite à penser des modes d’être au monde plus fluides et adaptatifs, où l’espace n’est pas figé, mais continuellement redéfini par les interactions qui s’y déploient.
Dès lors, la galerie n’est plus un simple contenant neutre : elle devient un territoire traversé par des négociations invisibles, un écosystème où chaque banc, en dialogue avec ses semblables, tente de trouver sa place. Comme les oiseaux ajustent leurs trajectoires en fonction du vent, des obstacles et des autres membres de leur groupe, les bancs esquissent des modes d’occupation de l’espace qui relèvent autant de la coordination que du déséquilibre, du rapprochement que de la dispersion.
Ce processus d’adaptation porte en lui une charge poétique, un élan vers autre chose. Les bancs ne se contentent pas d’exister dans l’espace de l’exposition : ils cherchent à le comprendre, à le traverser, voire à s’en extraire. Leur mouvement devient une manière d’interroger notre propre rapport à l’espace et à l’autre : comment cohabitons-nous ? Comment nous ajustons-nous aux autres et aux environnements que nous traversons ? Jusqu’où pouvons-nous nous mouvoir avant d’être contraints de rebrousser chemin ?
En travaillant sur le projet, j’ai compris que la proximité des corps — ceux des visiteur·euse·s, ceux des bancs — devenait un facteur déterminant. Elle a une incidence directe sur ce qui se passe, même si cela ne se donne pas à voir immédiatement. Tout est affaire de seuils sensibles : un pas de plus ou de moins, une densité dans l’espace, une orientation, un ralentissement. Le code devient une boucle ouverte où le·la participant·e, sans toujours le savoir, devient partie prenante du système et le transforme.
Ainsi, cette sensibilité s’est avérée à la fois « problématique » — dans le sens du non bon fonctionnement du code — et aussi très belle. Elle a rendu les comportements imprévisibles, instables, parfois incohérents, mais c’est aussi là que résident la poésie et la complexité d’un mouvement de groupe.
L’installation devient alors un espace ouvert : un lieu où le mouvement collectif se construit malgré — ou à cause de — l’incertitude. Et c’est peut-être dans cette hésitation partagée que quelque chose comme un groupe peut commencer à exister.
Mots clés de la pratique: Robotique, collectif, espace d’exposition, agrégation, agentivité, émergence, dissidence.
Site web: www.marie-pier-vanchestein.com