ARTISTES:
ANNIE AUGER, CLAIRE BURELLI, OCÉANE BUXTON, PIERRE-OLIVIER DÉRY, FENYX FLORENTINY, NATHALIE GUILLOUX, ALEX HALLÉE, LAURENCE LAPOINTE-ROY, NICK MA, GIUSEPPE MASIA, PIERRE-ÉTIENNE MASSÉ, DENIS McCREADY, SAMUEL MERCURE, FATIMA-ZOHRA OUARDANI, JULIE PASTORE, GABRIELLE TURBIDE, MARIE-PIER VANCHESTEIN
INVITÉS:
MAGALI BABIN, JACYNTHE LORANGER, MICHÈLE MAGEMA, LUCIE ROCHER, RIHAB ESSAYH
Quand j’ai commencé à travailler sur Ça aurait pu être pire II, je ne savais pas vraiment où j’allais. C’était sûrement un besoin de ramasser les morceaux épars de ma vie — les souvenirs d’une enfance corse bercée par la mer, les heures perdues dans les univers pixelisés des jeux vidéo. Cette installation est devenue un espace où je pouvais explorer différents médiums comme la céramique, le textile et le travail du fer. À travers des sculptures, des vidéos et des bouts d’objets, je voulais explorer ce qui reste quand tout s’effrite, à quoi pourrait ressembler une cohabitation entre les différentes strates d’histoires dans les fonds marins.
L’installation se présente comme un paysage fragmenté, un peu comme une plage après la tempête. Elle se compose de cinq sculptures, des formes étranges que j’ai construites en céramique et à partir de choses ramassées ici et là, surtout en Corse : coquillages, roches, vieux jouets, filets de pêche et autres trésors collectés. Ces matériaux, je ne les ai pas toujours choisis pour leur beauté, mais pour l’histoire qu’ils portent en eux. Pour accentuer cette idée de transformation, j’ai plongé certaines pièces dans une solution saline. Le sel se dépose lentement, il craquelle, il change tout. Ces sculptures sont en perpétuelle évolution. Elles vivent, elles respirent, elles se défont parfois sous mes yeux.
À côté, il y a des projections vidéo. Ce sont des vidéos d’archives de jeux ou de moments variés que j’ai édités avec la technique du data mosh, qui permet de déplacer des pixels sur les images. Avoir un tel contrôle sur les glitchs lorsqu’on vient d’une génération pré-Internet m’apporte une intense satisfaction ! Ces vidéos parlent d’une mémoire qui bégaye, qui se perd, qui se réinvente à chaque instant.
Et puis, il y a tout le reste : des roches, des coquillages, des bouts de verre poli ramassés sur la plage. Je les ai disposés en essayant de rapprocher des univers esthétiques qui paraissent opposés. Ensemble, ces trois éléments — sculptures, vidéos, rebuts — proposent une vision entre la féerie et la dystopie d’un monde marin qui nous dévoile comment il a accueilli des objets qui lui étaient complètement étrangers.
Ma façon de travailler est instinctive, même si je dessine souvent mes idées de sculpture dans mes carnets. Le résultat final est parfois très loin de la réalité, car je me laisse guider par mon œuvre, les matériaux et les techniques disponibles lorsque je la crée. Je procède à la manière d’un collectionneur. Les matériaux sont récupérés dans mon environnement immédiat, mon geste est rapide et semble inachevé. De cette manière, il y a une forme de co-création avec les matières. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui arrive quand on laisse les choses suivre leur cours. Ainsi, mon atelier devient mobile.
Je crée dans les interstices de ma vie quotidienne.
Entre mes rôles de mère, d’enseignante et d’artiste.
Le projet prend racine dans les fonds marins — un espace profond, mouvant, saturé de mémoire et de fiction. C’est un territoire à la fois réel et fantasmé, peuplé de traces, de vestiges, de formes qui résistent. À travers cette plongée, j’explore des formes de vie résiduelles, des technologies échouées, des souvenirs affectifs qui s’accrochent à la matière.
Et je laisse agir les objets…
Mon travail s’inscrit dans une réflexion théorique qui traverse plusieurs champs : l’écologie, la philosophie des objets, les esthétiques de la ruine et du glitch. Les écrits de Bruno Latour, notamment dans son article Une sociologie sans objets ? (1994), sont un point d’ancrage. L’auteur nous invite à penser les objets comme des actants — non pas passifs, mais capables d’influer sur le monde, de participer aux récits. Dans Ça aurait pu être pire II, mes sculptures technomarines sont conçues dans cette logique : elles mêlent céramique, métal, plastique, coquillages, composants électroniques. Elles sont poreuses, inachevées, fragiles, mais résilientes. Elles portent en elles des histoires, des déplacements, des collisions entre le naturel et l’artificiel. Elles ne représentent pas la mémoire : elles la rendent visible.
Bianca Bondi, dans ses projets et plus particulièrement Objects Actants (2022), s’inscrit dans cette réflexion autour de l’objet porteur d’histoire. Elle influence également ma manière de penser la matière. Dans ses œuvres, le sel agit, transforme, envahit. Il n’est pas décoratif, mais chimique, presque vivant. Dans mes sculptures, le sel cristallise, ronge. Il inscrit le passage du temps dans les objets, comme une mémoire salée. Le travail ne s’arrête pas une fois exposé : il continue, il se modifie.
Le glitch, présent dans les vidéos de l’installation, devient une manière de souligner ces instabilités. Il détraque l’image, la fragmente, la rend incertaine. Cette altération volontaire rejoint le concept de sublime que Nicolas Bourriaud décrit dans son ouvrage Planète B — Le sublime et la crise climatique : une beauté cassée, imprévisible, issue d’un monde qui vacille. Le glitch traduit une mémoire trouée, une technologie qui oublie ou se dérègle. Il crée des paysages décomposés où se superposent le passé, le présent et des fictions possibles.
Ce travail sur l’image abîmée fait écho aux ruines numériques explorées par Sabrina Ratté dans son projet Objets-Mondes 2 (2022). Chez elle, comme dans mon projet, la technologie devient elle-même vestige : elle porte des traces, des défauts, des déchirures. Les glitchs et autres manettes de jeu déformées que j’utilise sont autant de cicatrices visuelles, des formes de désintégration lente, organique, presque géologique. Ils parlent d’érosion, de transformation, de ce que la technologie mue en se modifiant.
Enfin, la pensée d’Elaine Cheasley autour du Sloppy Craft berce ma pratique. Il ne s’agit pas de maîtriser, de finir, mais d’accepter l’imperfection, le bricolage, le fragment. Mon travail évolue dans l’entre-deux : entre le fait main et le récupéré, entre le fragile et le technologique. Comme chez Kuh Del Rosario, les cassures sont intégrées, les manques deviennent structurels. L’inachèvement est une manière d’ouvrir l’objet, de le rendre disponible à d’autres récits, d’autres gestes.
Ce projet est donc traversé par une pensée de la matière comme mémoire en mouvement. Une matière blessée, réparée, instable — à l’image du monde qu’elle évoque.
Site web: www.claireburelli.me