ARTISTES:
ANNIE AUGER, CLAIRE BURELLI, OCÉANE BUXTON, PIERRE-OLIVIER DÉRY, FENYX FLORENTINY, NATHALIE GUILLOUX, ALEX HALLÉE, LAURENCE LAPOINTE-ROY, NICK MA, GIUSEPPE MASIA, PIERRE-ÉTIENNE MASSÉ, DENIS McCREADY, SAMUEL MERCURE, FATIMA-ZOHRA OUARDANI, JULIE PASTORE, GABRIELLE TURBIDE, MARIE-PIER VANCHESTEIN
INVITÉS:
MAGALI BABIN, JACYNTHE LORANGER, MICHÈLE MAGEMA, LUCIE ROCHER, RIHAB ESSAYH
Prolifération d’imaginaires dystrophiques est un écosystème aqueux composé d’organismes photosynthétiques et de dispositifs électroniques interconnectés, tissant un réseau vivant au cœur de la galerie. Cette installation, à la croisée de l’art et de la science, explore les relations potentielles entre le monde végétal et les technologies numériques. Une hybridation que Roy Ascott qualifie de « moist media » : un substrat créatif où se rencontrent systèmes informatiques secs et systèmes biologiques humides. Dans mon projet de recherche-création, cette interconnexion repose sur le phénomène d’eutrophie ainsi que sur le potentiel créatif de la photosynthèse, notamment à travers la photographie à la chlorophylle. C’est dans ce cadre que j’explore les biomatériaux et les biotechnologies artisanales : des techniques ou des savoir-faire qui incorporent le vivant selon une approche low-tech, expérimentale, et accessible.
L’impression à la chlorophylle est un procédé photographique organique, où l’image émerge des altérations chimiques du pigment vert sous l’effet des rayons ultraviolets. Ces impressions éphémères, sensibles à la lumière et à leur environnement, évoluent organiquement, reflétant ainsi la fragilité de leur substrat vivant. Cette technique expérimentale s’inscrit dans une revalorisation de savoirs anciens, oubliés ou très peu documentés. Le premier procédé documenté remonte à 1842, par la scientifique écossaise Mary Somerville, qui expérimentait déjà avec la photosensibilité des pigments végétaux. Je tiens à souligner que je ne revendique pas l’invention de cette approche ni du terme. Il existe d’ailleurs de nombreuses autres technologies végétales et biophotographiques, issues de pratiques artisanales, mais aussi de savoirs autochtones, qui précèdent et enrichissent ces expérimentations contemporaines.
L’installation Prolifération d’imaginaires dystrophiques se déploie donc à travers quatre dispositifs interconnectés par la photosynthèse. Chacun explore un aspect des relations entre matière, énergie et vivant, tout en permettant la réalisation d’impressions au phytoplancton. Ces structures, faites de matériaux bruts aux formes organiques, mettent en valeur la chlorophylle : pigment vert central de la vie végétale. Dans son essai The Colour Green (2018), Prudence Gibson décrit le vert comme un outil à la fois esthétique, culturel et politique. J’ajouterais qu’ici, le vert dépasse la fonction esthétique : il n’est pas qu’un pigment, mais une technologie permettant un processus vital. Il agit comme un capteur de lumière essentiel à la photosynthèse, devenant bioindicateur de l’état de santé et de stress du végétal. Ainsi, les impressions résultantes deviennent des archives éphémères de ces interactions entre le végétal et son environnement. Celles-ci ne sont pas simplement représentatives d’un objet ou d’une idée, mais sont quelque chose en soi, comme l’écrit la chercheuse Jane Vuorinen dans son ouvrage Photographic Art with Light, Chlorophyll, Yeasts, and Bacteria (2023).
La complexité du travail avec le vivant, sans connaissances scientifiques spécialisées, m’a conduit à développer une approche fondée sur l’expérimentation et la recherche collective. Ce qui aurait pu être une faiblesse s’est finalement transformé en méthodologie de recherche : observer, écouter la matière, réagir aux moindres variations. Et en parallèle, devenir un agent actif au sein de groupes de partage de connaissances : des communautés qui s’organisent autour de valeurs communes telles que le partage, l’accessibilité, la reproductibilité et l’open source.
Cette méthode m’a poussée à considérer le végétal non pas comme un matériau à maîtriser, m’appartenant, mais comme un agent dans la création. Comme le mentionne Daniel Lopez del Rincón dans son ouvrage Bioart — Art et vie dans l’ère de la biotechnologie, les matériaux utilisés dans le bioart ne sont pas seulement intéressants de par leur qualité d’objet non artistique et recontextualisé, mais aussi parce qu’ils impliquent l’exploration de leurs comportements, qui, souvent, permettent à l’œuvre de se développer d’une forme autonome du à l’agentivité du matériel vivant (Del Rincón, 2015).
Dans ce contexte, le processus prend le pas sur le résultat final : ce qui importe, c’est la transformation qu’opère la pratique elle-même sur l’artiste et son rapport au vivant. L’expérimentation devient ainsi un espace de négociation avec la matière vivante, où l’artiste se positionne davantage comme accompagnateur des dynamiques du vivant, plutôt que comme maître de la technique.
Comme l’écrit Deborah Bird Rose dans Vers des humanités écologiques (2019), la survie repose sur les relations entre un organisme et son environnement, plutôt que sur les individus ou les espèces. Ces interactions réciproques, transformant mutuellement le vivant et son milieu, soulèvent une question essentielle dans ma recherche : comment représenter en galerie un écosystème complexe et dynamique où les relations, plutôt que les entités individuelles, guident le processus créatif ? Dans cette optique, l’œuvre explore cette dynamique d’équilibre instable propre à tout écosystème. L’eutrophie, un phénomène naturel souvent décrié pour son association à la pollution humaine, structure ici la mise en relation entre les œuvres. Ce processus, essentiel à la vie des microalgues, incarne une dualité à la fois problématique et porteuse de potentiel créatif. L’exposition évoque ainsi un écosystème oscillant entre utopie et dystopie, invitant à repenser notre rapport à une écologie équilibrée. Proliférations d’imaginaires dystrophiques se déploie donc dans cet écosystème photosynthétique en équilibre précaire : des dispositifs fonctionnels inspirés par l’eutrophisation, la stratification, la saturation du pigment. Un monde à la fois réel et fictif, pollué, gavé, asphyxié, proliférant sous les rayons UV.
Conçue comme un laboratoire cyberbotanique, l’installation propose une approche sensible et poétique des sciences écologiques. L’espace est d’ailleurs pensé pour accueillir des interventions artistiques participatives, telles que des ateliers d’impression à base de phytoplancton, afin d’inciter le public à s’engager activement dans cet écosystème expérimental. Par ces démarches, je perçois l’art et les technologies low-tech comme des outils d’écologie politique, de mémoire et de mise en relation avec le vivant. Travailler avec le vivant, localement et de manière responsable, c’est aussi réinvestir le geste, le territoire et le collectif. À partir de la photosynthèse, les flux d’énergie, les cycles de dégradation et de régénération, je tente d’ouvrir un espace de dialogue entre l’humain, la machine et le végétal. Un espace où l’art ne serait plus seulement représentation, mais interaction, coévolution, création et transformation.
Site web: www.gabrielleturbide.com
Instagram: gabrielleturbide